vendredi 21 décembre 2012

Tom Murphy : Quand l'économie rencontre l'énergie, les limites physiques à la croissance

Introduction

Vous ne connaissez probablement pas Tom Murphy. Tom Murphy est américain, et professeur de physique à l'université de Californie. Il tient un blog, en anglais, sur les questions physiques et énergétiques. Il y a quelques mois, Tom Murphy était invité à un banquet au cours duquel il a rencontré un économiste, éminent professeur dans une prestigieuse institution américaine. Sur son blog, il retranscrit cette conversation aussi précisément que sa mémoire le lui permettait. Comme je trouve ce billet vraiment passionnant, je me suis amusé à le traduire en Français. Bonne lecture.

Note : J'ai choisi les initiales TM pour "Tom Murphy" et E pour "Économiste" (le texte sera en italique).

Acte 1 : Pain et Beurre

TM : Bonjour, je m'appelle Tom, je suis professeur de physique.

E : Bonjour Tom, je m'appelle (...), je suis professeur d'économie.

TM: Ah, bonne nouvelle. Depuis un moment je réfléchis un peu à la croissance et je voudrais discuter avec vous d'une idée. Je pense que la croissance économique ne peut pas continuer indéfiniment.

E : Ah bon ? Vous pensez vraiment que la croissance ne peut PAS continuer pour toujours ?

TM : C'est bien ça. Je pense que la limite viendra des limites physiques.

E : Bien sur, rien ne peut vraiment durer pour toujours. Le soleil, par exemple, ne va pas bruler pour toujours. Sur une échelle de quelques milliards d'années, les choses prennent fin.

TM : Bien sur, mais je parle d'une échelle de temps plus immédiate, ici, sur terre. Les ressources physiques de la terre, et en particulier celles de l'énergie, sont limitées et devraient empêcher la poursuite de la croissance d'ici quelques siècles, voire même avant, tout dépendra des choix que nous ferons. Il y a des considérations thermodynamiques à cela.

E : Je crois que l'énergie ne sera jamais un facteur limitant de la croissance économique. Bien sur, les combustibles fossiles conventionnels sont limités. Mais nous pouvons leur substituer des ressources non conventionnelles comme les schistes bitumineux, le gaz et pétrole de schistes, etc. Avant que toutes ces ressources soient épuisées, nous aurons le temps de construire des infrastructures basées sur les énergies renouvelables éolienne, solaire, et géothermique, plus la prochaine génération de fission nucléaire et potentiellement la fusion nucléaire. Et dans le futur, il y aura probablement des technologies énergétiques que nous n'avons pas encore explorées.

TM : Bien sur, cela peut arriver, et j'espère que ce sera le cas à une échéance pas trop lointaine. Mais regardons les conséquences physiques d'une augmentation de la consommation énergétique dans le futur. A quel taux moyen la consommation énergétique a-t-elle augmenté au cours des quelques siècles passés ?

E : Je dirais quelques pourcents, disons entre 2% et 5%.

Consommation énergétique totale des USA depuis 1650. L'échelle verticale est logarithmique, la droite représentée ici (sa pente est de 2.9% par an) est donc une courbe exponentielle. Source : Agence Internationale de l’Énergie.


TM : C'est ça, si vous tracez la consommation d'énergie totale aux USA de 1650 à nos jours, vous verrez une augmentation incroyablement constante d'environ 3% par an. La situation à l'échelle du monde est similaire. Alors, combien de temps pensez-vous que nous pourrons continuer ainsi ?

E : Regardons ça, 3% d'augmentation par an signifie un doublement tous les 23 ans. Donc, une augmentation d'un facteur 15 à 20 chaque siècle. Je vois où vous voulez en venir. Continuer comme cela encore quelques siècles peut sembler absurde. Mais n'oubliez pas que la population a augmenté sur votre période d'étude. La population cessera d'augmenter avant la fin de ce siècle.

TM : C'est vrai. Donc nous sommes d'accord pour dire que la consommation d'énergie ne continuera pas indéfiniment. Mais je voudrais dire 2 choses avant de continuer :
  • Tout d'abord, la croissance de l'énergie a largement dépassé la croissance démographique, de sorte que la consommation d'énergie par habitant a bondi de façon spectaculaire au fil du temps, ainsi l'intensité énergétique de nos vies est beaucoup plus importante que ce qu'elle était du temps de nos arrières-arrières-grands-parents (nos vies sont plus riches). Donc, même si la population se stabilise, comme nous sommes habitués à la croissance de l'énergie par habitant, l'énergie totale consommée devrait continuer à croître, selon cette tendance,
  • Enfin, les limites de la thermodynamique nous imposent de limiter notre consommation d'énergie au risque de nous faire cuire nous-mêmes. Je ne parle pas de réchauffement climatique, de CO2, etc. Je parle du rayonnement de l'énergie consommée vers l'espace. J'imagine que vous êtes d'accord pour limiter notre conversation à la terre sans parler de voyage dans l'espace, colonisation de planètes, vivre à la Star Trek, etc.
E : Tout à fait d'accord, restons sur terre.

TM : Très bien, la terre n'a qu'un seul moyen pour relâcher la chaleur vers l'espace, c'est le rayonnement infrarouge. Nous maîtrisons parfaitement ce phénomène, et nous pouvons prédire la température à la surface de la terre en fonction de l'énergie que l'humanité consomme.
Le fait est que, à un taux de croissance de 2,3% (idéalement choisi pour représenter une augmentation de *10 chaque siècle), nous atteindrons la température d'ébullition dans environ 400 ans. Et cette affirmation est indépendante de la technologie.Même si nous ne connaissons pas encore cette source d'énergie, tant qu'elle obéit à la thermodynamique, en augmentant perpétuellement notre consommation d'énergie, nous allons nous faire cuire.

E : C'est incroyable. Et ne pourrions-nous pas envoyer cette chaleur ailleurs avec un moyen technologique quelconque, plutôt que de dépendre du rayonnement thermique ?

TM : Eh bien, nous pourrions (et nous le faisons parfois) envoyer des rayonnements non-thermiques dans l'espace, comme la lumière, les lasers, les ondes radios, etc. Mais ces "sources" sont de haute intensité, avec une faible entropie d'énergie. Or, nous parlons ici d'éliminer la chaleur générée par tous les procédés par lesquels nous consommons de l'énergie. Mais cette énergie est thermique par nature. Nous pourrions récupérer une petite partie de cette énergie à des fins utiles, mais avec une très basse efficacité thermodynamique. Si vous voulez avoir des activités à très haute intensité énergétique, avoir une entropie importante sous forme de chaleur est inévitable.

E : D'accord, mais je pense toujours que notre futur peut facilement s’accommoder d'une consommation énergétique stable. Nous allons l'utiliser plus efficacement et pour des activités nouvelles qui contribuent à soutenir la croissance.

TM : Avant de répondre à ça, je voudrais mentionner un point important. Si nous maintenons ce taux de 2,3%, d'ici 400 ans, nous serons à un point où nous consommerons la totalité de l'énergie solaire arrivant sur terre. Et dans 1400 ans, nous consommerons la totalité de l'énergie du soleil lui-même. Dans 2500 ans, nous consommerons la totalité de l'énergie produite par notre galaxie (la voie lactée - 100 milliards d'étoiles !). Je pense que vous comprenez l'absurdité d'une croissance continue de la consommation énergétique. Et 2500 ans, ce n'est pas si long que ça d'un point de vue historique. Nous savons ce qui se passait sur terre il y a 2500 ans. En tous les cas, je crois savoir ce que nous ne ferons pas dans 2500 ans.

E : C'est vraiment remarquable, merci pour la démonstration. Vous avez dit environ 1400 ans pour consommer l'équivalent de l'énergie produite par le soleil ?

TM : Oui, c'est ça. Et dans ce scénario aussi, la thermodynamique a son mot à dire. Si nous essayons de produire de l'énergie, sur terre, à un rythme suffisant pour atteindre celle du soleil dans 1400 ans, alors la physique dit que la surface de la terre devra être plus chaude que celle du soleil, qui est plus importante. C'est exactement comme une lampe de 100W qui est plus chaude que votre corps, et le mien, qui produisent aussi 100 W d'énergie thermique mais sur une plus grande surface.

E : Je comprend, ça me semble logique.


Acte 2 : Salade

E : Bon, vous m'avez convaincu, cette idée de la croissance d'énergie était mauvaise, et nous devrons un jour stabiliser notre consommation d'énergie sur une valeur globalement constante. Je suis au moins prêt à accepter cela comme un point de départ pour discuter des perspectives à long terme pour la croissance économique. Mais pour revenir à votre première déclaration, je ne vois pas en quoi cela menace une croissance économique continuelle.

D'une part, nous pouvons garder la l'enveloppe énergétique constante et faire toujours plus avec cette dotation via des programmes d'efficacité énergétique. L'innovation amène de nouvelles idées sur le marché, cela stimule l'investissement, la demande, etc. Cela ne va pas s'arrêter là. Il y plein d'exemples de ressources fondamentales en déclin, rendues obsolètes ou remplacées par des innovations qui adressent les problèmes différemment.

TM : Oui, cela arrive et continuera à un certain niveau. Mais je ne pense pas que cela représente des ressources illimitées.

E : Pensez-vous que l'ingéniosité de l'esprit humain a une limite ? Ce pourrait être vrai,
mais nous ne pouvons pas prédire de façon crédible à quel point nous pourrions être d'une telle limite.

TM : Ce n'est pas vraiment ce que j'ai à l'esprit. Prenons l'efficacité, il est vrai qu'au fil du temps, les voitures consomment moins, les réfrigérateurs aussi, les bâtiments sont construits plus intelligemment pour conserver l'énergie, etc. Les meilleurs exemples montrent une amélioration d'un facteur 2 sur 35 ans, ce qui revient à 2% par. Mais beaucoup de choses sont déjà d'une efficacité proche du maximum. Les moteurs électriques, par exemple, ont une efficacité de 90%. Il faudra toujours 4184 joules pour élever la température d'un litre d'eau de 1°C. Et puis nous avons les gros consommateurs d'énergie, comme les centrales électriques, qui, eux, ne s'améliorent que doucement, 1% par an voire moins. Et ces activités tendent vers une efficacité d'environ 30%. Combien de "doublements" d'efficacité pouvons-nous attendre ? Si la majorité de nos systèmes n'étaient efficace qu'à 0.01%, je serais plus enthousiaste dans les programmes d'efficacité et la croissance pour les siècles à venir. Mais nous ne pourrions avoir encore qu'un seul doublement possible de l'efficacité, et nous avons moins d'un siècle pour le réaliser.

E : Ok, je comprends. Mais il y a plus dans l'efficacité que de simples améliorations incrémentales. Il y a aussi les changements de perspectives. La téléconférence au lieu des voyages en avion. Les ordinateurs portables remplacent ceux de bureau. L'iPhone remplace les ordinateurs portables, etc, chacun étant bien plus frugal que le précédent. Internet est un exemple d'une innovation qui change notre manière d'utiliser l'énergie.

TM : Ce sont des exemples pertinents, et j'attends bien que nous poursuivions cette discussion. Mais nous avons besoin de manger [rappel : nos protagonistes discutent lors d'un dîner de gala], il ne peut y avoir d'activité sans énergie. Il y a bien sur des activités à faible intensité énergétique, mais tout ce qui a une valeur économique ne se peut passer d'énergie.

E : Mais nous pouvons nous en approcher. Considérons la virtualisation. Imaginons que, dans le futur, nous habitions dans des maisons virtuelles et voyons tous nos désirs satisfaits grâce à des astuces de stimulation neurologique. Nous aurions toujours besoin de nourriture, mais l'énergie nécessaire pour vivre une vie à haute intensité énergétique serait relativement faible. Ceci est un exemple de technologie de rupture qui élimine le besoin d'une haute intensité énergétique. Envie de passer un week-end à Paris ? Vous pourriez alors le faire sans bouger de votre fauteuil. [TM pense que ce serait plutôt comme sur des toilettes].

TM : Je vois. Mais c'est encore une dépense d'énergie finie par personne. Non seulement il faut de l'énergie pour alimenter la personne (aujourd'hui il nous faut 10 kilocalories d'apport d'énergie pour produire une kilocalorie alimentaire, pas moins), mais aux standards actuels, l'environnement virtuel nécessite également un super-ordinateur pour chaque voyageur virtuel. Le supercalculateur à l'UCSD [Université de San Diego] consomme quelque chose comme 5 MW de puissance. Certes, on peut s'attendre à une amélioration de ce côté là, mais un supercalculateur d'aujourd'hui mange 50.000 fois plus qu'une personne, donc il y a un fossé important à franchir. C'est une idée peu convaincante, et puis tout le monde ne veux pas vivre cette existence virtuelle.

E : Vraiment ? Qui pourrait la refuser ? Tous vos besoins satisfaits et un style de vie extravagant, n'est-ce pas désirable ? Moi, j'espère pouvoir vivre un jour comme cela.

TM : Pas moi. Je pense que beaucoup préfèrerons l'odeur des vraies fleurs, même avec les pucerons et les éternuements, la sensation du vrai vent qui décoiffe les cheveux, et même la vraie pluie, les vraies piqures d'abeilles, et tout le reste. Vous pourriez être capable de simuler toutes ces choses, mais tout le monde ne veut pas vivre une vie artificielle. Et tant qu'il y aura des récalcitrants, le plan de compression des besoins énergétiques à un niveau artificiellement bas échoue. Sans même parler de satisfaire nos besoins en bio-énergétiques.

Acte 3 : Plat principal

TM : Mais quittons la Matrice et partons à la chasse. Imaginons un monde où la population et la consommation d'énergie seraient stables. Je pense que nous sommes tous deux d'accord sur ces paramètres physiques imposés. Si le flux d'énergie est fixé, et si nous faisons l'hypothèse d'une croissance économique continue, alors le PIB continue de croître pendant que l'énergie constante. Cela signifie que l'énergie (une ressource physiquement contrainte) doit devenir de moins en moins chère au fur et à mesure de la croissance du PIB, jusqu'à ce que l'énergie ne coûte plus rien.

E : Oui, je pense que le rôle de l'énergie dans l'économie va diminuer, ainsi nous n'avons pas à nous inquiéter que son prix soit bas.

TM : Wow ! Vous croyez vraiment cela ? Une ressource physiquement limitée (= rareté) qui est fondamentale pour toute activité économique deviendrait artificiellement peu onéreuse ? [Tom Murphy détourne alors l'attention de son assiette, un peu abasourdi]

E : [après réflexion] Oui, j'y crois vraiment.

TM : Ok, soyons clairs et surs de parler de la même chose. L'énergie est actuellement environ 10% du PIB. Disons que nous plafonnons la quantité physiquement disponible annuellement à un certain niveau, mais que nous laissons le PIB croître. Dans ce cas, nous ne devons plus nous préoccuper de l'inflation, si mes 10 unités d'énergie coûtent cette année 10 k$ de mon revenu de 100 k$ ; l'année d'après, cette même enveloppe énergétique coûtera 11 k$ quand je gagnerai 110 k$. Mais alors, cette inflation est vide de sens, il faut l'ignorer ; sinon dans ce cas, la croissance du PIB ne serait pas réelle, mais une simple remise à l'échelle de la valeur monétaire.

E : Je suis d'accord.

TM : Alors, pour avoir une croissance réelle du PIB avec une enveloppe énergétique constante, le coût fractionnaire de l'énergie, par rapport au PIB global, décroît.


E : C'est correct.

TM : Comment voyez-vous alors l'évolution ? Est-ce que l'énergie sera de 1% du PIB ? 0.1% ? Y-a-t-il une limite ?

E : Il n'y a pas besoin d'en avoir. L'énergie peut être d'une importance secondaire dans l'économie à l'avenir, comme dans le monde virtuel que j'ai illustré.

TM : Mais si le prix de l'énergie devient si faible, quelqu'un pourrait acheter toute l'énergie disponible, ce qui amènerait à la paralysie des activités, y compris économiques, qui dépendent de l'énergie. La nourriture arrêterait d'arriver dans nos assiettes sans énergie, donc les gens seront attentifs à cela. Quelqu'un sera alors prêt à payer plus pour cela. Tout le monde le fera. Il y aura finalement un prix plancher, un fraction du PIB en dessous de la laquelle le prix ne descendra pas.

E : Ce plancher peut être très bas, bien moins que 5 à 10 % du prix que nous payons aujourd'hui.

TM : Mais y-a-t-il un limite ? Jusqu'où êtes vous prêts à aller ? 5% ? 2% ? 1% ?

E : Disons 1%.

TM : Donc une fois le prix de notre enveloppe énergétique fixé à 1% du PIB, les 99% restants sont coincés. S'ils tentent d'augmenter, alors les prix de l'énergie doivent monter en proportion et nous avons l'inflation monétaire, mais pas une croissance réelle.

E : Eh bien, je n'irai pas aussi loin. Vous pouvez toujours avoir de la croissance sans augmentation du PIB.

TM : Mais il me semble que vous comprenez que le coût de l'énergie ne descendra pas à un niveau artificiellement bas.

E : Oui, je me dois de retirer cette déclaration. Si l'énergie disponible est plafonnée avec un quota fixe chaque année, alors cela devient une préoccupation pour l'économie, il ne faut pas cela mette l'économie en danger.

TM : Même les premiers économistes comme Adam Smith avaient prévu la croissance économique comme une phase temporaire qui ne dure que quelques centaines d'années, la limite ultime venant de la terre elle-même (qui est encore l'endroit d'où nous tirons notre énergie). Si la société humaine vit sur le long terme, il est clair que c'est la théorie d'une économie stable et équilibrée qui prévaudra, contrairement à celle, actuelle, de la croissance. Oubliez Smith, Keynes, Friedman, et consorts. On se souviendra bien plus longtemps des économistes qui théorisent cet état d'équilibre, que des camarades apôtres de la croissance.

[l'économiste regarde alors au loin, en appréciant cette pensée]

Acte 4 : Dessert

E : Finalement, je ne suis pas d'accord avec cette théorie que la croissance doit s'arrêter une fois que l'on aura limité les prix et la disponibilité de l'énergie. Il y aura toujours des innovations que les gens sont prêts à acheter qui ne nécessitent pas d'énergie supplémentaire.

TM : Les choses vont certainement changer. Un "état d'équilibre" ne veut pas dire statique. Les modes feront toujours partie de ce que nous faisons, nous n'allons pas cesser d'être humain. Mais je suis convaincu que c'est un jeu à somme nulle. Les modes vont et viennent. Une fraction du PIB ira toujours vers ces modes, ces gadgets, mais une mode nait, meurt et laisse la place à une autre. L'innovation maintiendra un certain flux économique, c'est certain, mais pas nécessairement un flux croissant.

E : Ah, la question clé est alors de savoir si nous vivrons mieux dans 400 ans qu'aujourd'hui. Même si l'énergie et le PIB seront plafonnés, est-ce que la qualité de vie continuera d'augmenter, objectivement ?

TM : Je ne sais pas ce qu'une telle mesure objective peut être. Beaucoup aujourd'hui préfèreraient vivre comme dans le passé. Peut-être est-ce dû à de l'ignorance ou la nostalgie du passé (des années 50 en particulier). Il peut être très excitant d'imaginer vivre dans l'Europe de la Renaissance, jusqu'à ce qu'un seau d'excréments, jeté depuis une fenêtre, vienne éclabousser la rue et vos vêtements avec. A quels progrès objectifs, pensez-vous ?

E : Eh bien, prenez ce dessert par exemple, avec ses décorations faites de tourbillons de sirop. C'est merveilleux.

TM : Et gouteux.

E : Nous apprécions ces desserts, simples, sans fioritures. En fait, on peut imaginer un dessert équivalent avec des ingrédients équivalents, avec le sirop simplement proposé à côté. Mais nous donnons plus de valeur au gâteau décoré. Donc les chefs vont continuer d'innover. Imaginez un incroyable dessert dans 400 ans,vous n'auriez jamais imaginé qu'un dessert puisse être si merveilleux à regarder et si incroyablement bon. Les gens feraient la queue pour mettre la main sur un tel gâteau. Pas plus d'énergie, ni d'ingrédients, mais une valeur accrue pour la société. C'est une forme d'amélioration de la qualité de vie qui ne nécessite pas de ressources supplémentaires, et qui peut même coûter ou rapporter la même fraction de PIB.

TM : Je souris parce que cela me rappelle une histoire similaire. J'étais à l'Observatoire Palomar avec un gourou de l'instrumentation nommé Keith qui m'a beaucoup appris. Le repas que Keith pour la nuit, préparé dans la soirée à la cuisine de l'observatoire et placé dans un sac marron, était un sandwich au thon en 2 parties : des tranches de pain dans un sac plastique, et la salade au thon dans une petite boîte en plastique (pour éviter que la salade ne rende le pain tout trempé). Keith renversa la boîte de thon sur la pain, puis plaqua la 2é tranche de pain sur le thon sans même l'étaler. Ca ressemblait à un serpent qui venait de manger un rat. Perplexe, je lui ai demandé s'il avait l'intention d'étaler le thon avant de le manger. Il m'a regardé bizarrement (comme Morpheus dans Matrix : "Tu crois que c'est l'air que vous respirez ? Hmm ?"). Et il a dit, mémorable : "Tout va au même endroit."

Ce que je veux démontrer c'est que ces stupéfiantes présentations sur nos desserts n'auront pas une valeur universelle dans la société. Ils vont tous au même endroit après tout. [Je vais partager un secret peu connu, il est difficile de faire aussi bien que les desserts Hostess Ding Dong, mais je ne suis pas sur que les 5% du prix pour les décorations soient justifiés] [note de traduction : Hostess Ding Dong était une marque de gâteaux américaines qui a fermée depuis.]

Acte 4 : Contemplations d'après dîner

La présentation d'après dîner commença et nous interrompirent notre conversation. Mais je continuais à y penser. "Cela n'aurait pas dû arriver. Un éminent économiste ne devrait pas avoir se dédire de ses déclarations sur la nature fondamentale de la croissance lorsqu'il parle avec un scientifique sans aucune formation en économie. Mais plus la soirée avançait, plus l'espace dans lequel l'économiste évoluait se rétrécissait.

Tout d'abord, il a dû reconnaître que l'énergie peut avoir des limites physiques. Je ne pense pas que cela faisait partie de sa maison virtuelle initiale.

Puis, l'argument de l'efficacité a été dévalué de "technologie de rupture" à de simples transformations technologiques. La réalité virtuelle a joué un rôlede premier plan dans ce genre d'argument.

Enfin, même après avoir accepté les limites de la croissance de l'énergie, il a d'abord cru que cela se révèlerait de peu de conséquences pour l'économie. Mais il a dû finalement admettre un prix plancher à l'énergie et donc un terme à la croissance traditionnelle du PIB avec un prix stable de l'énergie.

J'ai le sentiment que l'idée, que se fait cet économiste, de la croissance a été mise en difficulté durant ce dîner. Peut-être n'a-t-il pas mis en avant ses meilleurs arguments. Pourtant il était très fort et ses arguments me semblaient être de très bon niveau. Cet épisode me semble très éclairant sur l'obscurantisme de la pensée économique traditionnelle. Les limites physiques sont par trop peu considérées, de même que le caractère non uniforme de l'être humain, qui peut faire des choix qui nous semblent irrationnels, juste pour se sentir libre et indépendant.

Je me suis récemment motivé pour lire un vrai livre d'économie, écrit par des gens qui comprennent et considèrent les limites physiques. Ce livre "Ecological Economics", de Herman Daly et Farley Joshua déclare dans sa note aux instructeurs :

...nous ne partageons pas l'opinion de nombre de nos collègues économistes que la croissance va régler les problèmes de l'économie, que l'intérêt personnel est la seule motivation de l'être humain, que la technologie trouvera toujours un substitut aux ressources en déplétion, que le marché peut s'appliquer efficacement à tout types de biens, que le marché libre mène toujours à un équilibre entre l'offre et la demande, ou que les lois de la thermodynamique n'ont rien à faire avec l'économie.

Voilà un livre pour moi !

Épilogue

La conversation retranscrite ici m'a aussi amené à remettre en question mes propres opinions.
J'ai passé le reste de la soirée à réfléchir à la question : « Dans un modèle dans lequel le PIB est fixe dans des conditions d'énergie stable, la population est stable, l'économique équilibrée : si l'on accumule les connaissances, si l'on améliore la qualité de la vie, et finalement si l'on crée un monde incontestablement plus désirable dans lequel vivre, n'est-ce pas une forme de croissance économique ?"

Je dois admettre que oui, ça l'est. Cela apparaît souvent sous le titre "développement" plutôt que "croissance". J'ai de nouveau rencontré cet économiste le lendemain et nous avons poursuivi cette conversation, finalisant les idées que nous avions laissé en suspend pendant la présentation. Je lui racontais mon idée, encore en gestation, que oui, nous pouvons améliorer la qualité de la vie sous un régime stable. Je ne crois pas que j'aurais pu le formuler autrement, mais je ne considère par cela comme une forme de croissance économique. Une façon d'encadrer le débat serait de se demander si les gens qui vivront dans 400 ans seront comme nous, exercerons-ils les mêmes métiers ? Cette vie future sera-t-elle objectivement meilleure ? Même avec une enveloppe énergétique stable ? Le même PIB ? Les mêmes revenus ? Si la réponse est oui, alors ces personnes du futur en auront plus pour leur argent et leur énergie. Cela peut-il se poursuivre indéfiniment (en milliers d'années) ? Peut-être. Avec une progression de 2% par an (*10 par siècle) ? J'en doute.

Je peux donc tordre ma pensée en pensant à ce développement de la qualité de vie, dans un régime stable, comme une forme de croissance infinie. Mais ce n'est pas la croissance de mon père. Ce n'est pas la croissance du PIB, ni celle de l'énergie, ni celle des intérêts bancaires, des prêts, de la réserve monétaire, ou de investissements. C'est un jeu totalement différent les gars ! Cela, j'en suis convaincu. De grands changements nous attendent. Une économie méconnaissable. La principale leçon pour moi, c'est que la croissance n'est pas un "bon nombre quantique», comme les physiciens diront : ce n'est pas un invariant de notre monde. Accrochez-vous à elle à vos risques et périls.

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